Ce volume rassemble pour la commodité du lecteur sept publications des deux auteurs sur les rapports entre juifs et chrétiens dans l'Orient byzantin des VIe-Xe siècles. Cet ensemble est précédé d’une introduction qui fait le point sur la question et analyse les travaux récents. Il contient notamment l'édition de quatre textes byzantins importants, traduits et commentés, parfois enrichis de nouveaux compléments. Sans prétendre à l'exhaustivité, le recueil apporte des éclairages très divers sur l'un des problèmes majeurs de l'histoire religieuse et sociale de Byzance. N° de réf. du libraire ABE-4176972770.
Préface de la réédition
par Gilbert DAGRON
par Vincent DÉROCHE
G. Dagron, V. Déroche,
Juifs et Chrétiens dans l’Orient du VIIe siècle
Introduction historique. Entre histoire et apocalypse, par G. Dagron
Doctrina Jacobi nuper baptizati, édition et traduction par V. Déroche
La tradition du texte
Texte et traduction
Index
Commentaire I. Le scénario et ses ancrages historiques, par G. Dagron
Commentaire II. Les intentions de l’auteur, par V. Déroche
Travaux et Mémoires 11, 1991
V. Déroche
La polémique anti-judaïque au vie et au viie siècle.
Un mémento inédit, les Képhalaia
Travaux et Mémoires 11, 1991
G. Dagron
Le traité de Grégoire de Nicée sur le baptême des Juifs
Travaux et Mémoires 11, 1991
G. Dagron
Judaïser
Travaux et Mémoires 11, 1991
V. Déroche
L’apologie contre les juifs de Léontios de Néapolis
Travaux et Mémoires 12, 1993
Un correctif : les compléments des traditions directe et indirecte de L’Apologie de Léontios
G. Dagron
Jésus prêtre du judaïsme : le demi-succès d,une légende
Λειμών. Studies presented to Lennart Rydén on his sixty-fifth birthday,
éd. J. O. Rosenqvist (Studia Byzantina Upsaliensia 6), Uppsala, 1996
V. Déroche
Polémique antijudaïque et émergence de l,Islam (VIIe-VIIIe siècles)
Revue des études byzantines 57, 1999
Abréviations
Index par F. MontinaroPréface de la réédition
Gilbert DAGRON
En décidant de consacrer plus de la moitié du volume XI des Travaux et Mémoires du Centre de recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance (éd. de Boccard, Paris 1991) aux rapports entre juifs et chrétiens, nous espérions raviver l’intérêt, à travers des éditions de textes et quelques études ciblées, pour un problème crucial de l’histoire byzantine, qui est au croisement de l’histoire religieuse et de l’histoire politique du Proche-Orient. Notre but a été, je crois, atteint. D’autres en avaient conçu en même temps que nous le projet, soit pour élargir notre spécialité à d’autres horizons et d’autres langues — car les sources grecques ne suffisent pas pour retracer et pour comprendre les bouleversements de l’époque — soit, en sens inverse, pour explorer au-delà du VIIe siècle le problème identitaire que posent à Byzance le judaïsme et la présence en son sein de fortes communautés juives. Les polémiques, dont l’écho nous parvient à travers des œuvres de fiction ou de controverse, sont à replacer dans une réalité bien vivante. Aux IVe-VIe siècles, dans des métropoles de culture traditionnelle comme Antioche ou Alexandrie, les juifs étaient parfois victimes de sanglants pogroms, mais ils vivaient à l’heure de la cité et de ses fêtes. Au moment de la conquête arabe, le judaïsme est au cœur d’une histoire sainte et d’une eschatologie religieuse qui est déchiffrée, d’un côté comme de l’autre, à partir de l’Ancien Testament et de ses prolongements apocalyptiques. Juifs, chrétiens et musulmans sont saisis dans la même équation, à ceci près que musulmans sont bientôt perçus comme des dissidents et des ennemis de l’extérieur, tandis que les juifs restent au cœur du christianisme comme une inquiétude et une dissidence, qu’on choisisse de les convertir par la prédication ou la force, de se réjouir d’un refus qui signe leur condamnation définitive, ou de s’accommoder d’eux en tentant de les isoler dans des quartiers — qui ne furent jamais, à Byzance, l’équivalent des ghettos occidentaux — et en leur reconnaissant un statut particulier, juridique et fiscal.
Vincent Déroche et moi avons joint à nos contributions des Travaux et Mémoires XI quelques études écrites postérieurement qui prolongent la réflexion sur les mêmes sujets. Nous avons choisi de n’apporter aux textes originaux que très peu de corrections, presque toujours formelles, bien que nous ayons conscience que la bibliographie s’est beaucoup enrichie depuis 1991. Vincent Déroche fera le point sur les travaux publiés après cette date qui concernent la polémique antijudaïque, domaine d’importance majeure où sa compétence est reconnue. Je n’évoquerai, pour ma part, que les éditions de textes récentes et les études approfondies qui changent notre approche du viie siècle, qui nous aident à comprendre comment les épisodes de la conquête perse et de la chute de Jérusalem donnèrent aux relations entre juifs et chrétiens la dimension apocalyptique qu’elles ont dans la Doctrina Jacob, ou qui cernent de plus près la personnalité de grands acteurs de l’époque : Maxime le confesseur et Anastase le Sinaïte.
Notre dossier contient certainement des erreurs ou des insuffisances et appelle donc des corrections ou des compléments. La critique systématique à laquelle s’est livré le regretté Paul Speck est d’un autre ordre. Qu’il me suffise de dire ici qu’elle ne m’a pas convaincu. Je tiens pour historique la mesure impériale prise, peu après 630, pour contraindre les juifs au baptême (même si cette tentative fut de courte durée ou son application limitée dans l’espace, comme je l’ai suggéré), et pour authentique la lettre de Maxime le confesseur qui l’évoque et qui fournit ainsi une base historique à la demi-fiction de Jacob le nouveau baptisé. Les deux textes étant à l’évidence indépendants l’un de l’autre, les récuser tous les deux sans raison suffisante relève d’un parti pris.
c’est sur un point moins important, mais récemment discuté, que j’aimerais revisiter le texte et le commentaire de la Doctrina : le jeu de bascule dont s’accuse Jacob, avant sa conversion, entre les Verts et les Bleus de l’hippodrome.
Jacob et les couleurs de l’hippodrome. Retractatio — Jacob raconte comment, jeune homme, il profita de l’affrontement entre les Verts et les Bleus pour faire aux chrétiens le plus de mal possible. Selon les circonstances, il changeait de camp pour être du côté des fauteurs de troubles ou des agents de la répression. Lorsque l’auteur écrit, le souvenir des violences qui marquèrent le renversement de Maurice puis celui de Phokas est encore vif, et l’expression dont usaient les contemporains, τὸ βενετοπράσινον ou τὸ πρασινοβένετον, dit assez que le phénomène des factions était considéré comme un dédoublement pervers du « peuple » et un mécanisme inventé par le diable pour semer la zizanie, plutôt que comme un affrontement entre deux camps strictement définis. L’Église se place sous le signe de l’unité, les dèmes sous celui de la division. Un juif ardent devenu chrétien est parfait dans le rôle du démote bagarreur puis assagi : jeune homme, sa haine des chrétiens l’avait jeté dans la subversion et la pure violence ; baptisé de force puis converti de cœur, il adhère à l’Empire et passe de l’Ancien Testament au Nouveau.
Reste à replacer ses revirements dans les troubles qui secouèrent l’Empire entre 602 et 610. Il me semble que c’est possible en gardant le texte du Coislin 299 et en faisant l’économie des corrections qui ont été proposées. Reprenons le récit élément par élément (Doctrina, I, 40, p. 128-131).
1) « Quand Phokas devint empereur à Constantinople, comme Vert (ὡς πράσινος) je livrai les chrétiens aux Bleus et les traitais de juifs et de manzirs. » L’expression est maladroite, mais le contexte est clair : c’est celui, comme l’a noté constantin Zuckerman, de la prise de pouvoir par Phokas et non pas de son règne. La correction de πράσινος en πρασίνους, proposée par Vincent Déroche, ferait perdre la logique et la structure du texte, celle de τοῖς βενέτοις τοὺς χριστιανούς en τοὺς βενέτους τοὺς χριστιανούς, plus légère, proposée par constantin Zuckerman, ne serait pas plus heureuse. Maurice, dont la couleur était le Vert (« ta couleur », lui disent les Verts), comptait faire intervenir les dèmes comme force d’appoint dans la défense de constantinople contre Phokas. Mais ils ne tardèrent pas à déserter, et les Verts, après des tractations diverses, s’accordèrent avec les Bleus pour accueillir l’usurpateur, dont le couronnement fut suivi d’une séance de courses. Aussitôt après, alors que Maurice était encore vivant, un conflit surgit entre les deux couleurs à propos du partage des « stations » pour le couronnement de l’impératrice. Un négociateur, envoyé par l’empereur, désavoua le démarque des Bleus, Kosmas, qui riposta en menaçant de se rallier à Maurice : « Va-t-en apprendre le protocole ! Maurice n’est pas mort ! » Le calme revint. Maurice fut saisi et exécuté, et les Bleus continuèrent à soutenir Phokas pendant tout son règne. Dans ces moments de confusion (au tout début du règne de Phokas), Jacob s’accuse d’avoir trahi sa propre couleur, c’est-à-dire d’être devenu Bleu, et d’avoir livré aux Bleus certains Verts, sous un prétexte ou sous un autre (« juifs » et « manzirs », comme « manichéens », sont des injures banales, mais pleines d’humour dans la bouche d’un juif). En fait, cette trahison personnelle de Jacob fut celle de la plupart des Verts, qui abandonnèrent Maurice pour s’allier aux Bleus dans une brève période d’incertitude.
2) « Et lorsque les Verts, sous les ordres de Kroukios, incendièrent la Mésè et passèrent un mauvais quart d’heure, comme Bleu, je brutalisai à nouveau les chrétiens, en les injuriant en tant que Verts et en les traitant d’incendiaires et manichéens. » Les sources permettent de reconstituer le scénario. Au cours d’une séance de courses à constantinople, les Verts injurièrent Phokas : « À nouveau tu as trop bu de coupes ! À nouveau tu as perdu la tête ! » L’empereur donna au préfet de la ville l’ordre de sévir, et ce dernier procéda à de nombreuses mutilations, décapitations et noyades. Les Verts répondirent à ces violences en incendiant une partie de la Mésè, le Prétoire et les bureaux du préfet de la ville, qui est alors Léontios. À cette occasion, l’administrateur de la faction Verte [διοικήτης, pour désigner le démarque], Jean Kroukis, fut brûlé sur la Mésè. Phokas, furieux, édicta que les Verts seraient désormais exclus de toute charge (μηκέτι πολιτεύεσθαι). Le Chronicon Paschale, plus précis, place l’épisode sous l’indiction 6 (= 603), peu après les premières mesures de Phokas contre des parents ou alliés de l’empereur Maurice. Théophane donne un résumé de cette révolte sans citer le nom de Krouki(o)s ; il mentionne comme préfet de la ville, non pas Léontios, mais un certain Kosmas (en le confondant peut-être avec le démarque des Bleus du même nom) ; et il insère la notice sous une date peu vraisemblable : après la révolte d’Antioche et l’assassinat du patriarche Anastase, en l’an du monde 6101 = 608-609, indiction 12. Il s’agit presque sûrement d’une erreur, et l’on retiendra la date haute de 603, qui s’accorde beaucoup mieux avec le témoignage de Jacob.
3) « Et lorsque Bonosos, à Antioche, réprima les Verts et les massacra, j’allai à Antioche et, comme Bleu et partisan de l’empereur, donnai la bastonnade à bien des chrétiens, parce qu’ils étaient Verts, en les traitant de rebelles. » Le Chronicon Paschale et Théophane situent cet épisode sanglant à la même date, en 609-610, mais divergent sur l’analyse. Théophane accuse les juifs d’Antioche de s’être « insurgés contre les chrétiens » et d’avoir assassiné ignominieusement le patriarche, Anastase ; Phokas aurait alors décidé de déclencher une féroce répression en envoyant sur place Bonosos, nommé comes Orientis, et Kottanas, nommé magister utriusque militiae. Le Chronicon Paschale, lui, note l’annonce de la mort d’anastase, « tué par des soldats », à la fin du mois de septembre de l’indiction 14 (= 610); et ce n’est que plus loin, sans établir un lien direct avec cet assassinat, qu’il évoque le passé de Bonosos, « qui avait commis des atrocités dans Antioche la grande, sur ordre de Phokas et par l’intermédiaire de Théophane de sinistre mémoire ». La Doctrina a raison de ne signaler qu’un seul soulèvement des Verts, dénoncés comme rebelles. En effet, les troubles s’étendirent, la répression aussi, et l’émeute urbaine devint une révolte générale dans toutes les villes de Syrie-Palestine quand la flotte du fils d’Héraclius fit voile vers constantinople.
4) « Et lorsque, à Constantinople, les Verts traînèrent le corps de Bonosos, je les aidai de tout mon cœur, parce que c’était un chrétien. J’en usai avec les chrétiens comme un païen, en croyant servir Dieu. » Bonosos, après avoir été battu en Égypte, regagna d’urgence la capitale en semant la terreur dans les villes de Palestine qu’il traversait. Le samedi 3 octobre de l’indiction 14 (= 610), il est dans la capitale lorsque la flotte d’Héraclius arrive à Abydos. Phokas mobilise les dèmes, comme Maurice avant lui, et confie la défense des ports de Ta Kaisariou (= de Théodose ou d’Éleuthère) et de Sophie aux Verts, celle de Ta Hormisdou, quartier maritime stratégique, aux Bleus. Les Bleus restent fidèles, mais les Verts, comme on pouvait s’y attendre, prennent le parti d’Héraclius. Bonosos, après avoir tenté de mettre le feu à Ta Kaisariou, cherche à fuir en barque, mais est tué au Port Julien par un soldat des excubites. Son cadavre est traîné par les Verts jusqu’au Bœuf et brûlé18. Le dimanche
5 octobre, Phokas est livré à Héraclius, mis à mort et mutilé. c’est à ce moment critique que Jacob change de camp. Bleu sous Phokas, époque où il a fait le plus de mal aux chrétiens (Doctrina, III, 1 l.
10), il devient Vert lorsque la victoire d’Héraclius est certaine, mais il se défend d’avoir tué qui que ce soit : il s’est contenté de traîner dans la rue le corps de Bonosos avec les chrétiens. Après la mort de ce dernier, comme Vert, il prête main-forte aux tisseurs de voiles de Rhodes pour rouer de coups les Bleus qui cherchent à fuir l’Orient et qu’il dénonce comme des « hommes de Bonosos » (Doctrina, V, 20 l. 16)
En somme, le contexte et la datation des événements suggèrent de rapprocher par la date et de lier ensemble les épisodes 1 et 2, puis 3 et 4. Jacob ne change de couleur que deux fois, à l’occasion de deux successions au trône particulièrement violentes. De Vert il devient Bleu lorsque Maurice est remplacé par Phokas, de Bleu il redevient Vert lorsque Phokas est vaincu par Héraclius. La Doctrina prête à Jacob l’intention personnelle et secrète de « casser du chrétien », mais nombreux furent sans doute les démotes de l’une et de l’autre couleur qui, sans être juifs, agirent de même... tout simplement pour sauver leur vie.
Préface de la réédition
Vincent DÉROCHE
Dans les quelques pages qui suivent, je n’essaierai pas de présenter un nouvel état de la question sur la polémique antijudaïque : il est encore impossible d’arriver à une synthèse fiable, faute d’éditions satisfaisantes pour beaucoup de documents essentiels, et je dresse par ailleurs un nouveau bilan provisoire dans un ouvrage édité par G. Stroumsa. Mon propos sera donc de présenter rapidement au lecteur les avancées de la recherche depuis la publication de ces études. En effet, leur texte a été reproduit tel quel, sauf pour les erreurs purement typographiques qui ont pu être corrigées, afin de donner au lecteur un état de la recherche à une date précise. Les nouveaux acquis sur le texte de l’Apologie contre les Juifs ont été rejetés en appendice et les corrections à insérer ont été mentionnées dans les marges des textes d’origine. cette présentation se bornera donc à revenir sur mon article concernant la polémique antijudaïque et les Képhalaia, et sur sa problématique essentielle, le rapport de ces textes avec la réalité de leur temps. C’est, en effet, ce rapport qui fait l’intérêt de ces sources pour l’historien. La gamme des réponses à cette question est large, mais il n’est pas inutile de rappeler sous quels auspices elle a été initialement traitée par A. Harnack : pour celui-ci, dans la perspective d’un protestantisme libéral, le problème de l’historien du christianisme était de savoir comment la nouvelle religion s’était accommodée de l’hellénisme puis s’était laissé imprégner par lui, jusqu’aux dérives du catholicisme, vu comme une prolongation de l’Église constantinienne. Dans cette problématique, le judaïsme était un concurrent dépassé et disqualifié d’avance, ce qui explique l’interprétation par Harnack de l’Altercatio Simonis et Theophili en particulier et de la polémique antijudaïque en général : on ne pouvait pas lutter sérieusement contre un concurrent qui n’était pas sérieux, et ces textes devaient donc avoir un autre but, sans doute la catéchèse de nouveaux chrétiens venant du paganisme. L’idée d’une fonction catéchétique n’est bien entendu pas absurde5, et elle a été proposée de nouveau récemment de manière plausible pour deux textes, le texte anonyme édité par J. Declerck et le Dialogue d’Athanase et Zacchée replacé par P. andrist dans un milieu apollinariste d’Égypte. Néanmoins, l’idée d’un judaïsme inexistant sur la scène publique de l’Empire romain est maintenant quasi inconcevable dans le consensus actuel, qui insiste au contraire sur la vitalité et le pluralisme du judaïsme de l’époque, et sur sa capacité de séduction des membres d’autres communautés religieuses. Dans le « supermarket of religions » (G. Stroumsa) qu’était l’Empire romain, il était logique que règne une concurrence dans un « espace public » au sens de J. Habermas, un lieu d’échanges d’argumentations visant à influencer des décisions individuelles en faveur de tel ou tel groupe. cet espace public n’était pas démocratique comme celui de bien des pays contemporains, corrélé à un système politique démocratique, mais il était ouvert et donnait lieu à des confrontations institutionnalisées dans des controverses publiques, comme l’a bien montré R. Lim ; cette institution a connu un développement intéressant en Perse sassanide, où les différentes obédiences chrétiennes ont pu ainsi plaider leurs litiges devant le pouvoir politique d’une façon qui préfigure leur comportement sous le califat. Dans ce contexte, la forme littéraire des dialogues antijudaïques n’apparaît pas aussi artificielle qu’on le propose parfois, même si elle se généralise aussi à l’époque comme procédé littéraire associé à celui des questions et réponses ; il y a donc une gamme variée d’ancrages des textes antijudaïques dans la réalité, et le rapport avec des conflits réels des vie-viie siècles, que je persiste à croire pertinent, n’exclut pas en même temps que ces textes soient un lieu privilégié de l’élaboration d’une nouvelle auto-définition des Byzantins par différenciation avec l’autre, comme l’ont suggéré finement plusieurs études.
Depuis 1991, une seule étude à ma connaissance s’est proposé de commenter tout le corpus que j’avais rassemblé, mais avec un succès mitigé. Mais plusieurs études intéressantes ont porté sur une bonne partie de ce corpus ou le contexte, comme celle de L. Lahey sur les dialogues antijudaïques des premiers siècles. P. Andrist surtout a entamé un recensement systématique des manuscrits grecs contenant des textes antijudaïques, qui permettra de procéder à des éditions rigoureuses et dont les premiers fruits apparaissent déjà. La synthèse d’A. Pereswetoff-Morath sur les textes antijudaïques conservés en slavon fournit des renseignements désormais indispensables.
Venons-en au catalogue de textes dressé en 1991 et aux amendements nécessaires. La légende de Jésus grand-prêtre du judaïsme, alias BHG 810-812, est attestée par plusieurs manuscrits et une branche slave. P. Andrist a signalé deux manuscrits supplémentaires des Képhalaia. La Doctrina Jacobi doit maintenant être rapprochée du seul texte parallèle qui soit aussi le roman d’une conversion du judaïsme au christianisme racontée par le converti, la Lettre de Rabbi Samuel du Maroc, rédigée sans doute en 1339 par un Dominicain qui prétend reproduire le texte et la conversion d’un rabbin vers l’an mil ; contrairement à la Doctrina Jacobi restée confidentielle, ce texte a connu un succès fabuleux (plus de 300 manuscrits !) parce que son auteur avait eu le bon goût d’en faire un texte bref (une trentaine de colonnes de la Patrologia latina) sans le fatras théologique de la Doctrina Jacobi, ni son enracinement concret dans un présent de l’auteur vite devenu incompréhensible pour les copistes : ce qui fait pour nous l’intérêt historique de la Doctrina Jacobi est justement ce qui a nui à sa diffusion. P. Andrist a signalé un manuscrit palimpseste de la Doctrina Jacobi à Vienne, où O. Kresten et J. Grusková en ont découvert encore un autre ; le premier déchiffrement permet de constater que ces nouveaux témoins ne permettent pas d’améliorer sensiblement l’édition. Le Dialogus Timothei et Aquilae a bénéficié de la traduction de W. Varner, qui rend enfin le texte accessible en traduction à un large public, mais il a surtout été étudié dans une perspective différente de la nôtre, expliquer la spécificité de ses citations scripturaires et rechercher les traces du texte plus ancien qu’il utilise certainement. J’ai déjà mentionné plus haut le travail de P. Andrist sur le Dialogus Athanasii et Zacchaei. La démonstration par A. Berger que la Disputatio Gregentii est un texte du Xe siècle est un progrès considérable qui ramène l’attention vers une autre période critique des relations entre Juifs et Byzantins, le baptême forcé imposé par Basile Ier au siècle précédent. La Disputatio de religione a récemment fait l’objet d’une thèse de P. Bringel dont la publication est très attendue. Les fragments d’Étienne de Bostra ont été réédités par A. Alexakis, édition suivie de correctifs de H.-G. Thümmel et de K.-H. Uthemann. Le Dialogus Papisci et Philonis et les textes liés, Trophées de Damas et Disputatio Anastasii, ont le plus attiré l’attention en raison de leur grande diffusion ; l’édition provisoire proposée par I. aulisa et c. Schiano d’après 37 manuscrits permet d’avoir un texte plus fiable et accessible que l’ancienne édition McGiffert, mais ne représente qu’un jalon intermédiaire dans l’attente d’une édition véritablement critique qui ne peut venir que d’une étude de l’ensemble de la tradition. Le progrès en la matière pourra venir aussi de la branche slave de la tradition, déjà éditée récemment par Prokhorov sans la situer vraiment dans la tradition du texte grec, et commentée de façon beaucoup plus approfondie par A. Pereswetoff-Morath. Un texte latin cité comme parallèle comme faux tardif est maintenant reconnu comme texte authentique du Ve siècle, l’encyclique de Sévère de Minorque, qui est bien le récit de la conversion des Juifs de Minorque entraînée indirectement par le passage des reliques de saint Étienne. En revanche, il convient de rajouter les Objections des Hébreux depuis que P. Andrist a démontré que cette œuvre surprenante est en fait un pamphlet iconodoule en forme de polémique antijudaïque, confirmant ainsi la contiguïté entre celle-ci et les premières productions iconodoules que j’avais supposée en 1991. Enfin, l’existence d’une polémique juive bien réelle, quoique moins développée ou moins bien conservée que la production chrétienne, est mieux attestée à date plus basse par le texte dit de Nestor31 et un fragment de la Genizah. Mentionnons un traité antijuif dans le florilège coislin inédit, accessible dans une traduction néerlandaise, et une étude récente sur le grand florilège du pseudo-Grégoire de Nysse contre les Juifs.
On évoquera enfin quelques-unes des très nombreuses publications de P. Speck, décédé en 2003, qui traitent des images ou de relations avec les Juifs. Son article sur l’Apologie contre les Juifs a directement suscité ma première étude sur le même texte. cet article de même que les études rassemblées dans le présent volume et mon article sur la Vie de Syméon Stylite le Jeune ont à leur tour conduit P. Speck à adopter une position critique, plusieurs fois répétée jusque dans ses derniers ouvrages, qui peut se résumer ainsi : le culte des images n’a pas pu exister à proprement parler avant la seconde moitié du VIIe siècle, et les mentions de ce culte dans les dialogues avec les Juifs et dans les textes hagiographiques réputés antérieurs à cette époque sont des interpolations du viiie et surtout du ixe siècle. En fait, Paul Speck a développé une théorie systématique de l’interpolation pendant les « siècles obscurs », qu’il a aussi appliquée à d’autres textes, entre autres aux Actes de Nicée II, aux Libri Carolini, au dossier d’Anastase le Perse, à la Vie d’Étienne le Jeune, aux Miracles de Démétrios. cette accumulation d’hypothèses forme un échafaudage fragile. Dans beaucoup de dossiers, il a été démontré par les éditeurs des textes que les interpolations supposées n’existaient pas. Ailleurs, la preuve qui pourrait jeter un doute sérieux sur l’authenticité du texte est rarement faite. Dans ce volume qui est une réimpression d’études antérieures, la place manquerait pour discuter les objections formulées dans ces publications ; le lecteur voudra bien me faire le crédit de croire que je les ai lues avec l’attention qu’elles méritent, sans que, dans leur grande majorité, elles m’aient paru recevables. |