La période dont traite ce volume est encadrée par deux chutes, celle de 1204 et celle de 1453. Ces événements retentissants ont polarisé l’attention des historiens, suscitant des études nombreuses qui sont allées, pour certaines, jusqu’à mettre en doute la pérennité de l’Empire byzantin après 1204, en considérant ces deux siècles et demi comme l’épilogue d’une longue histoire impériale. La prise de Constantinople par les croisés en 1204 a, de fait, ouvert une période marquée par des crises multiples, que la conquête de la capitale en 1261 par la dynastie des Paléologues n’a pas résolues, tandis que d’autres périls se sont surajoutés : rivalités avec d’autres puissances régionales (en Épire, en Bulgarie, en Serbie, dans le Péloponnèse), prosélytisme de l’Église latine d’un côté et conversions à l’islam de l’autre, chute des rendements agricoles, bouleversements démographiques suscités par l’irruption de la peste noire ou l’arrivée de nouvelles populations turques acculées par l’expansion mongole… La conquête ottomane de Constantinople en 1453 a ainsi pu apparaître comme la conséquence logique d’un long processus d’affaiblissement entamé au début du XIIIe siècle.
The period covered in this volume is framed by two falls, that of 1204 and that of 1453. These resounding events have polarized the attention of historians, giving rise to numerous studies which have gone so far as to question the durability of the Byzantine Empire after 1204, considering these two and a half centuries as the epilogue of a long imperial history. The capture of Constantinople by the Crusaders in 1204 opened a period marked by multiple crises, which the conquest of the capital in 1261 by the Palaeologos dynasty did not resolve, while other perils were added: rivalries with other regional powers (in Epirus, Bulgaria, Serbia, the Peloponnese), proselytizing of the Latin Church on the one hand and conversions to Islam on the other, falling agricultural yields, demographic upheavals caused by the eruption of the Black Death or the arrival of new Turkish populations cornered by the Mongol expansion ... The Ottoman conquest of Constantinople in 1453 could thus appear as the logical consequence of a long process of weakening that began at the beginning of the 13th century.Marie-Hélène Blanchet & Raúl Estangüi Gómez
L’Empire byzantin sous les Paléologues, entre déclin et ruine : révision en six étapes d’un legs historiographique ancien
Empereurs et souverains
Ivan Biliarsky
La transmission et la légitimation du pouvoir des derniers souverains bulgares de la dynastie des Assénides (1323-1396)
Smilja Marjanović-Dušanić
La représentation du souverain serbe dans les Histoires de Jean VI Cantacuzène
Tonia Kiousopoulou
Une approche du pouvoir impérial au début du XIVe siècle
Sebastian Kolditz
Opposition, conspiration, révolte : quelques remarques pour une histoire de la contestation politique à l’époque des Paléologues
Oliver Jens Schmitt
Traîtres ou champions de la survie ? Les seigneurs de tendance ottomane dans les Balkans à l’époque de la conquête ottomane
Brendan Osswald
La Chronique de Iôannina : introduction, traduction et notes
Le fonctionnement de l’État
Anastasia Kontogiannopoulou
Autonomy, apostasy and the administration of Macedonia and Thrace in the Palaiologan period (mid-14th – mid-15th century)
Mariyana Tsibranska-Kostova & Desislava Naydenova
From the Nomocanon Cotelerii to the Slavonic Pseudo-Zonaras’ Nomocanon: the history and reception of compilations of canon law among the 14th-century
Balkan Slavs
Marie-Hélène Congourdeau
Le discours de Nicolas Kabasilas Sur les audaces contre les biens sacrés commises par les archontes en enfreignant la loi
Inmaculada Pérez Martín
Enseignement et service impérial à l’époque paléologue
Efi Ragia
Agrarian policy in the early Palaeologan period, ca. 1259–1300 from the archives of Mt. Athos and West Asia Minor
Cultures et élites d’Empire
Martin Hinterberger
Passions in Paleologan spiritual writing: affection, vanity and sorrow in Eulogia Choumnaina’s correspondence and other contemporary texts
Alexander Riehle
Literature, politics and manuscripts in early Palaiologan Byzantium: towards a reassessment of the Choumnos-Metochites controversy
Florin Leonte
Ethos in late Byzantine court rhetoric (ca. 1350–1453)
Orthodoxie, palamisme et thomisme
Antonio Rigo
Le séjour de Grégoire Palamas au monastère de Saint-Michel de Sôsthénion (octobre 1341 – 24 mars 1342)
Christian Gastgeber
Anti-Palamism in the chancery of Patriarch Philotheos Kokkinos (second term: 1364–75): the case of Demetrios Chloros
Marco Fanelli
L’Islam dans la vie et l’œuvre du patriarche Kallistos Ier (ca 1290 – † 1364)
Panagiotis Ch. Athanasopoulos
Religious polyarchy and its consequences: a hitherto unknown Consilium ad Graecos in Demetrios Kydones’ unedited De processione Spiritus sancti ad amicum
John A. Demetracopoulos
Scholarios’ Inserta thomistica in his Compendium of Demetrios Kydones’ translation of Thomas Aquinas’ Summa theologiae, Ia: a re-edition and its textual setting
Mihai-D. Grigore
Eastern Orthodoxy as confession: an essay on principles or Bringing the Synodikon of Orthodoxy into discussion of paradigms
Abstracts/Résumés en anglaisLa période dont traite ce volume est encadrée par deux chutes, celle de 1204 et celle de 1453. Ces événements retentissants ont polarisé l’attention des historiens, suscitant des études nombreuses qui sont allées, pour certaines, jusqu’à mettre en doute la pérennité de l’Empire byzantin après 1204, en considérant ces deux siècles et demi comme l’épilogue d’une longue histoire impériale. La prise de Constantinople par les croisés en 1204 a, de fait, ouvert une période marquée par des crises multiples, que la conquête de la capitale en 1261 par la dynastie des Paléologues n’a pas résolues, tandis que d’autres périls se sont surajoutés : rivalités avec d’autres puissances régionales (en Épire, en Bulgarie, en Serbie, dans le Péloponnèse), prosélytisme de l’Église latine d’un côté et conversions à l’islam de l’autre, chute des rendements agricoles, bouleversements démographiques suscités par l’irruption de la peste noire ou l’arrivée de nouvelles populations turques acculées par l’expansion mongole… La conquête ottomane de Constantinople en 1453 a ainsi pu apparaître comme la conséquence logique d’un long processus d’affaiblissement entamé au début du XIIIe siècle.
L’historiographie récente a pourtant montré que les transformations à l’œuvre durant la période sont loin de refléter seulement un processus de désagrégation de l’Empire. Certains travaux pionniers des années 1970‑1980 menés par Klaus‑Peter Matschke, Michel Balard, Nicolas Oikonomidès et Angéliki Laiou ont largement contribué à mettre en évidence le dynamisme économique du monde byzantin, corrigeant les anciens clichés liés à la domination des républiques italiennes dans le commerce méditerranéen. Des études ultérieures ont souligné l’extrême complexité des processus qui touchent le monde byzantin de la fin du Moyen Âge, caractérisé par la fragmentation politique. À partir du XIIIe siècle, les antagonismes entre souverains, ainsi que les conflits au sein de l’Église, témoignent certes d’un contexte de forte instabilité, mais nullement d’une rupture avec l’idée d’empire. Celle‑ci continue de fournir aux différents États issus de l’éclatement de l’ancien Empire byzantin la légitimation nécessaire à l’exercice de l’autorité et permet de justifier des formes de domination sociale. L’émergence d’un grand nombre de souverains portant le titre d’empereur (basileus, tsar ou imperator) ou la multiplication d’Églises autocéphales au sein de l’orthodoxie révèlent l’attachement de ces États au système hérité de l’organisation impériale byzantine. La circulation des personnes, des produits ou des idées et le degré d’interaction au sein du monde byzantin reflètent une unité et une cohésion qui dépassent les différences linguistiques et ethniques. Grecs, Slaves, Occidentaux et Turcs, mais aussi Juifs, Arméniens, Géorgiens, Roms, Albanais, Vlaques, Arabes… – c’est‑à‑dire l’ensemble de ces populations qui sont catégorisées à l’aide de dénominations ethniques contemporaines, mais qui composaient entre le XIIIe et le XVe siècle la mosaïque multi‑ethnique des habitants de l’Europe orientale – prennent part à un même monde social, qui peut être interprété comme impérial.
On connaît mieux aujourd’hui la plasticité et la diversité des empires. La définition traditionnelle selon laquelle il s’agirait de formes étatiques centralisées et hégémoniques contrôlant des vastes territoires est sans doute valable pour certaines périodes de l’histoire, mais elle est incomplète et inopérante pour saisir la réelle complexité et la nature de ces systèmes politiques au Moyen Âge. Les travaux de ces dernières décennies sur l’Islam en tant que système impérial ont permis d’approfondir l’analyse conceptuelle de la notion d’empire, suscitant des réflexions qui peuvent être appliquées à d’autres contextes, en l’occurrence à celui de la chrétienté. Le projet Imperialiter : le gouvernement et la gloire de l’Empire à l’échelle des royaumes chrétiens (XIIe-XVIIe siècles) (2017‑2021), conduit par plusieurs spécialistes en France, en Italie et en Espagne, a porté sur l’usage de références impériales par des États qui n’étaient pas considérés comme des empires. Les conclusions de ces recherches montrent à quel point l’idéologie impériale a servi d’horizon politique à nombre de constructions étatiques médiévales, en particulier des monarchies, et mettent en garde contre la tendance consistant à appliquer le concept d’empire à un seul type de forme politique.
Le présent volume, qui a pour titre Le monde byzantin du XIIIe au XVe siècle : anciennes ou nouvelles formes d’impérialité, vise précisément à ouvrir le débat sur la continuité et le maintien du modèle impérial byzantin jusqu’en 1453. Devant l’incertitude liée à la qualification d’empire pour désigner la construction politique dont Constantinople reste à la fois le centre et la référence idéologique entre le XIIIe et le XVe siècle, nous avons opté pour le terme « impérialité ». Le mot a été introduit par Roland Barthes dans un essai portant sur le mythe, ou plus exactement sur les mythologies contemporaines qu’il débusquait à l’époque de la rédaction de son texte, c’est‑à‑dire en 1956. Parmi d’autres exemples, il envisageait le « mythe de l’impérialité française », examinant les ressorts du fonctionnement et du maintien de l’idée d’empire colonial à un moment où elle apparaissait de plus en plus comme une fiction, une mystification, un mythe moderne. L’analyse sémiologique de Barthes ne pourrait être sérieusement appliquée à l’histoire byzantine du XIIIe au XVe siècle qu’au prix d’un travail théorique hors de propos ici. Qu’on nous permette seulement d’emprunter le terme « impérialité » chargé du sens que lui conférait Barthes : il ne désigne pas l’empire, mais l’idée d’empire, justement lorsque son caractère fictionnel, ou « mythique », devient de plus en plus perceptible.
Le recours à cette terminologie nous permet d’échapper à un positionnement historio‑ graphique univoque en faveur de la notion d’empire, alors même que se développent les travaux dans le domaine de l’« impériologie » et les discussions sur la nature du système politique byzantin. Il nous offre en revanche un cadre conceptuel pour penser le maintien de l’idéologie impériale en tant qu’outil politique plus ou moins efficace, créant un lien à la fois mémoriel et fonctionnel avec le régime impérial élaboré dans le cadre de l’Empire romain chrétien. C’est de cette approche que procède l’organisation thématique de ce volume. Les articles qui y sont réunis ont été regroupés en quatre grands thèmes qui reflètent la richesse et la complexité des recherches en cours :
1) la manière dont empereurs et souverains conçoivent et exercent leur pouvoir ;
2) les transformations qui s’opèrent dans le fonctionnement de l’État ;
3) l’évolution et l’infléchissement de certaines formes de culture qui servent aux élites d’empire pour se (re)définir ;
4) enfin les débats et conflits autour de l’orthodoxie, principe fondamental de légitimation de la fonction impériale.
Ces articles sont pour partie issus de contributions présentées ces dernières années dans le cadre du séminaire sur l’Histoire de la période paléologue (1261-1453) : Byzance, Orient latin, monde slave, organisé au sein du laboratoire Monde byzantin de l’UMR 8167 Orient et Méditerranée (Paris). Ce séminaire a débuté en 2015 et se tient une fois par mois à l’IRBIMMA (Paris 1 Panthéon‑Sorbonne). Avec la parution de cet ouvrage, nous avons voulu partager le fruit de cette première étape de la vie du séminaire, qui a bénéficié de la participation et de la collaboration de nombreux spécialistes de la période : nous tenons à les remercier tous chaleureusement, particulièrement les auteurs qui nous ont fait confiance et ont accepté de nous livrer le résultat d’une recherche nouvelle et substantielle, ainsi que nous le leur avions demandé. Nous avons également plaisir à exprimer notre gratitude à Constantin Zuckerman, qui a bien voulu accueillir ce recueil au sein de la revue Travaux et mémoires. Nous sommes particulièrement redevables à Emmanuelle Capet pour son remarquable travail de relecture et de mise en page, et plus encore pour sa disponibilité et ses précieux conseils. Nos remerciements vont aussi à Sarah Novak, relectrice des textes anglais. Le soutien de l’UMR Orient et Méditerranée a permis tant l’organisation du « séminaire paléologue » que la réalisation de cette publication, et nous tenons à témoigner notre reconnaissance à l’un de ses directeurs, Vincent Déroche.
Au moment d’achever cet ouvrage, nous souhaitons avoir une pensée pour notre collègue Ruth Macrides (1949‑2019), trop tôt disparue. Ses travaux ont beaucoup contribué à approfondir nos connaissances sur le monde byzantin du xiiie au xve siècle et à infléchir notre vision de la période. Nous regrettons profondément qu’elle n’ait pas eu le temps de participer à ce volume, comme elle avait entrepris de le faire avec enthousiasme.
Marie-Hélène Blanchet & Raúl Estangüi Gómez |