On a longtemps décrit les sociétés antiques comme des sociétés esclavagistes où le travail des hommes libres aurait été marginal et seulement saisonnier. Depuis une génération, toutefois, de nouvelles enquêtes ont nuancé ce tableau trop monolithique des économies et sociétés anciennes : on sait maintenant que le travail s’organisait différemment selon les lieux et les époques. La présente enquête s’attache donc à relever les traces du travail salarié libre dans la société de l’Égypte romano-byzantine, dont les documents sur papyrus sont sans équivalent dans le reste du monde antique. Contrats de travail, comptabilités, reçus et ordres de paiements sont ici relus afin de répertorier les principaux lieux et secteurs de l’emploi salarié. De l’emploi des domestiques au travail en atelier ou sur les chantiers, des services de transport à ceux des réseaux d’irrigation, les traces collectées dessinent finalement les contours d’une société marchande d’un type particulier, dans laquelle l’emploi salarié est entraîné par la demande urbaine et étatique.
For a long time, ancient societies were described as slave societies where the work of free men was marginal and only seasonal. In the last generation, however, new investigations have qualified this too monolithic picture of ancient economies and societies: we now know that work was organized differently according to place and time. The present investigation therefore seeks to identify the traces of free wage labor in the society of Roman-Byzantine Egypt, whose papyrus documents are without equivalent in the rest of the ancient world. Employment contracts, accounts, receipts and payment orders are reread here in order to list the main places and sectors of salaried employment. From the employment of domestic servants to work in workshops or on building sites, from transport services to irrigation networks, the traces collected finally draw the contours of a particular type of mercantile society, in which salaried employment is driven by urban and state demand.Introduction
1. Un salariat romain était-il possible ?
2. De l’inventaire à l’analyse : relire Braudel pour penser l’économie de l’Empire romain
3. À la recherche des salariés dans les papyrus égyptiens : le plan de l’ouvrage
I. Travail salarié et capital en Égypte romano-byzantine
Chapitre I. De la diversité des contrats de travail en Égypte romano-byzantine
Introduction : statut ou contrat ?
1.1. Nature et fréquence des embauches par contrat
1.2. Les παραμοναί du Haut-Empire
1.2.1. Les trois types de παραμονή (B. Adams)
1.2.2. La diversité des modes de rétributions des παραμοναί au Haut-Empire
1.3. Le devenir de la παραμονή dans l’Antiquité tardive
1.4. Le louage du travail
1.4.1. Les μισθώσεις grecques
1.4.2. Droit romain, droit grec et travail-marchandise
Chapitre II. État, capitaux et investissements en Égypte romano-byzantine
2.1. L’État romain, acteur de l’économie
2.1.1. L’empereur et l’État romain employeurs
2.1.2. L’État client
2.2. L’État, l’enrichissement des propriétaires et la question des investissements
2.2.1. Gestion directe sur les grands domaines des Ier-IIIe siècles
2.2.2. Les changements de l’Antiquité tardive : réalité ou biais documentaires ?
2.3. L’exploitation du travail salarié par les possédants : pratiques comptables et « ressources humaines »
2.3.1. La main-d’œuvre comptabilisée : salariés anonymes et employés à demeure
2.3.2. Mesurer et contrôler le temps de travail
2.3.2.1. La journée de travail et sa mesure
2.3.2.2. Le contrôle du travail : les comptes des jours chômés
Conclusion de la première partie
II. Environnements, modes de production et division du travail
Introduction
Chapitre III. Salariés des campagnes
3.1. Travailler avec et contre l’eau : digues et canaux
3.2. Les travaux et les jours des salariés de l’agriculture
3.3. Les services permanents : garde et élevage
3.3.1. Garde des champs et des biens
3.3.2. Garde des troupeaux et élevage
3.4. Le travail sur les terres artificiellement irriguées – oliveraies et vignobles
3.4.1. Culture, récolte et transformation des olives : l’exemple du Fayoumaux Ier-IIIe siècles
3.4.2. e salariat viticole
3.5. Les travaux d’irrigation : les salariés et les machines
3.6. Domaines agricoles et artisans : la diversité des relations économiques
3.6.1. Maçons, charpentiers, briquetiers employés à la tâche ou à demeure
3.6.2. Les boulangers et huiliers produisant pain et huile
3.6.3. Les domaines viticoles et la production d’amphores
Chapitre IV. Demande, marchés urbains et productions manufacturières
4.1. Structure de la demande et division du travail
4.2. Les ateliers artisanaux
4.2.1. Production et commerce des tissus et vêtements
4.2.2. Les ouvriers métallurgistes
4.2.3. Les verriers
4.3. Les réseaux d’artisans de la construction
4.3.1. Le bois et la construction navale
4.3.2. La construction publique et privée
4.4. Les concentrations ouvrières dans les carrières d’Égypte
Chapitre V. Les services : un secteur éclaté entre emplois peu et très qualifiés
5.1. Les services aux particuliers
5.1.1. Personnel de maison et nourrices
5.1.2. Les employés de boutiques alimentaires
5.1.3. Les services de bain
5.1.4. Transporteurs par voie fluviale et terrestre
5.1.5. Chargés d’affaires et intendants du Haut au Bas-Empire
5.2. Les salariés des services publics
5.2.1. L’emploi administratif
5.2.2. Les salariés d’autres services liturgiques (transport et poste)
5.2.3. Les services municipaux et douaniers
5.2.3.1. Les services de police des villes et des villages
5.2.3.2. Autres emplois municipaux : médecins, professeurs, artistes
5.2.3.3. L’alimentation en eau par les municipalités et le service des bains publics
Conclusion de la deuxième partie
III. Les salaires : hiérarchie, composition, fixation
Introduction
Chapitre VI. Compositions et hiérarchies des salaires égyptiens
6.1. La composition des salaires
6.1.1. Problèmes de méthode
6.1.2. La part des salaires en espèces
6.1.2.1. Monnaie et crédit
6.1.2.2. Quelle monnaie ?
6.1.3. La part en nature
6.1.3.1. Les différentes composantes de la τροφή
6.1.3.2. Vêtement et logement
6.1.3.3. De la qualité des denrées … ou comment rogner sur les rémunérations
6.2. L’échelle des salaires : les données
6.2.1. Les salaires mensuels et annuels : παραμοναί et misthôseis
6.2.2. Les salaires des journaliers dans les comptes et les contrats
6.3. L’échelle des salaires : discussion
6.3.1. Le salaire de base (palier 1)
6.3.2. Le palier 2
6.3.3. Quelle prime à la qualification ?
6.3.4. Les emplois publics
Conclusion. Convergences et divergences salariales
Chapitre VII. Fixation des salaires et marché du travail en Égypte romano-byzantine
7.1. Coutume et μίμησις
7.2. La circulation des hommes et des informations : un élément d’homogénéisation
7.2.1. Des lieux et des moments du marché du travail
7.2.1.1. Les périodes d’embauches
7.2.1.2. Les mobilités
7.2.2. Quand on discute du prix du travail
7.2.3. Le grand domaine du Haut-Empire en situation de monopsone
7.3. Contrats et rapports de force, employeurs et employés en négociation
7.3.1. Les clauses des contrats en cas de rupture de l’embauche
7.3.2. Les contentieux et leur règlement
Conclusion de la troisième partie
Conclusion générale
1. Marché et salariat
2. Un proto-capitalisme agraire : la grande propriété et le salariat aux Ier-IIIe siècles
3. La part de l’État et des villes
4. Quel « salariat » ?
Bibliographie
Index locorum
Index des mots grecs
Index rerum
Liste des tableauxLe salariat naît avec le capitalisme moderne, lit-on souvent. Le philosophe Karl Marx, le sociologue Max Weber ou l’anthropologue substantiviste Karl Polanyi, ont tous dressé le même constat, décrivant l’exploitation à grande échelle du travail salarié par les capitalistes détenant les moyens de productio. Dans la Grande Transformation, Polanyi en fait sa thèse centrale : le capitalisme naît de la marchandisation généralisée du travail des hommes par leur mise en concurrence 3 ; cela suppose que le travail d’une bonne partie de la population active est devenu objet marchand, s’échangeant « librement » et par contrat ; cela suppose aussi qu’il soit devenu « un équivalent général » abstrait et un étalon de la valeur, et qu’ainsi il puisse être mesuré et compté, en distinguant bien « les temps d’activité » des « périodes d’inactivité ». Enfin, la marchandisation du travail accompagne l’ouverture des marchés et une économie fondée sur la division du travail, quelles qu’en soient les formes.
Pour ces penseurs du capitalisme moderne, le salariat ne pouvait exister dans les économies précapitalistes du fait de l’absence d’un marché du travail où le travailleur aurait trouvé à se louer dans tel ou tel secteur suivant les mécanismes de l’offre et de la demande. Ils concèdent qu’il pouvait exister des rapports salariés, mais pas de « salariat », c’est-à-dire pas de société où la « condition salariale » serait devenue la norme et un statut durable pour le travailleur. À la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne, rappelle Robert Castel, le salariat « manque encore de cohérence » et demeure « périphérique » : « on n’a alors que des embryons, ou des traces, de ce rapport salarial moderne » ; « il est à ce point fragmenté que cette atomisation redouble sa faiblesse », et l’auteur de dénombrer onze types différents d’emplois salariés et d’estimer que cette fragmentation empêchait la constitution d’une classe sociale de travailleurs salariés, qui ne s’épanouira vraiment que dans la société capitaliste.
Au vu de ce qu’on vient de dire, si on veut se pencher sur les économies anciennes et précisément sur l’une d’entre elles, celle de l’Empire romain, l’affaire semble déjà entendue : comme toute économie préindustrielle, Rome (et le monde grec avant elle) ne pouvait avoir connu de salariat. Très influencés par les penseurs du capitalisme moderne qu’on vient de citer, Jean-Pierre Vernant pour le monde grec et Moses Finley dans son Économie antique, parue en 1973, ont tous deux décrit des sociétés anciennes où le travail libre mercenaire n’était que marginal et les emplois de salariés temporaires et saisonniers. Le premier décrivit une société grecque classique reposant sur le travail des paysans et des artisans, maîtrisant, chacun dans leur domaine, la totalité du processus productif et empêchant, ainsi, la division du travail ; le second insista sur le travail de masse des esclaves sur les grands domaines agricoles ou dans les mines et les ateliers de taille quasi-manufacturière. Pour M. Finley, l’économie ancienne aurait essentiellement reposé sur le travail servile, bien attesté à Athènes et en Italie romaine. Ayant bâti son économie impériale sur les esclaves, Rome n’aurait ainsi pas eu besoin du travail salarié et marchandisé et n’aurait pas pu concevoir ce qui en était la condition d’émergence : l’idée « du travail abstrait et de la réduction du travail complexe en travail simple ». |